Fin décembre 2023 marquera le début de l’année Ensor. Aujourd’hui, James Ensor (1860-1949) jouit d’une renommée mondiale, notamment en tant que «peintre des masques». Toutefois, il est longtemps resté méconnu et mal-aimé dans les milieux de l’art. Fin 1898, la première tentative d’introduire le Belge Ensor à Paris s’est révélée un échec total.
Lors de ses études à l’Académie royale des beaux-arts de Belgique à Bruxelles, James Ensor se liera d’amitié avec d’éminentes personnalités des mondes de l’art, des lettres et académique. Le jeune peintre ostendais fera notamment la connaissance d’Ernest Rousseau, docteur ès sciences physiques et mathématiques et l’un des fondateurs de la Ligue belge des droits de l’homme, ainsi que de sa jeune épouse Mariette Hannon, une mycologue renommée. Couple chaleureux chez qui il trouvera un deuxième foyer.
À la même époque, Ensor se liera d’amitié avec le critique et écrivain Eugène Demolder, qui épousera Claire Rops, fille de Félicien Rops. Après ses études de droit à l’Université libre de Bruxelles, Demolder est d’abord avocat, puis nommé juge de paix en 1897. Parallèlement, il se consacre à la littérature et à la critique d’art. C’est dans un esprit d’émulation qu’il faut situer la rencontre entre les deux jeunes hommes. Bien vite, Demolder se dévouera entièrement à Ensor et n’aura de cesse de promouvoir son œuvre par tous les moyens. Durant les années 1890, il fera connaître le peintre à de nombreux écrivains et critiques d’art, tant belges que français. Il écrira par ailleurs la première monographie sur l’artiste, publiée en 1892.
À la fin de l’année 1894, Demolder invite le peintre ostendais à exposer ses œuvres dans les locaux du magasin de ses parents, situé rue Montagne-aux-Herbes-Potagères, à Bruxelles. Le Comptoir des arts industriels La Royale était spécialisé dans les arts décoratifs et réputé dans la capitale belge. Notons qu’il s’agit de la première exposition personnelle du peintre, incluant aussi bien des tableaux que des dessins.
«Aucun retentissement»
En contact avec Léon Deschamps, directeur de la revue artistique La Plume, Demolder songe à organiser une exposition avec un choix d’œuvres d’Ensor au salon des Cent, rue Bonaparte, à Paris. Un numéro spécial de La Plume avait déjà été consacré à la vie et à l’œuvre de Félicien Rops. Cependant, la relation entre Deschamps et Demolder se détériore, Demolder reprochant à Deschamps d’avoir reproduit de faux Rops. C’est dans ces circonstances de mauvais augure qu’une exposition consacrée à James Ensor sera finalement organisée au salon des Cent, à la fin de l’année 1898.
Le peintre ne connaîtra pas le succès escompté, il y vend très peu et seuls quelques articulets paraissent dans la presse belge et française. Quant au numéro spécial de La Plume publié à cette occasion, la publication rassemble des reproductions des œuvres de l’artiste, ainsi que des articles, des lettres et des récits de plusieurs écrivains, critiques et artistes belges et français dont Maurice Maeterlinck, Émile Verhaeren et Camille Mauclair.
La Plume fut fondée en 1889. Parmi les nombreuses revues de l’époque dont Le Mercure de France, La Revue blanche ou L’Ermitage, La Plume affiche la volonté de promouvoir tous les talents artistiques sans distinction. D’abord installés dans une chambre d’un immeuble sis boulevard Arago, puis au café Le Soleil d’or, les bureaux de la revue sont transférés en 1891 au 31 rue Bonaparte. L’espace d’exposition de La Plume, nommé salon des Cent, est inauguré trois ans plus tard. Animateur énergique, Deschamps y organise de nombreuses expositions, des conférences et des banquets littéraires. Après sa mort prématurée en décembre 1899, Karl Boès lui succédera en tant que directeur de la revue. La Plume publie, entre autres, des poèmes et des textes critiques de Jules Laforgue, Léon Bloy, Paul Verlaine et Stéphane Mallarmé. À cela s’ajoutent des chroniques sur les salons d’art, des articles analytiques et théoriques sur les nouvelles idées philosophiques ou des discussions concernant les nouveaux courants artistiques.
La Plume édite également des numéros spéciaux sur des thèmes ou des artistes. Les numéros 228 à 232, tous publiés fin 1898, sont en partie consacrés à Ensor. L’édition de luxe du sixième et dernier fascicule, daté du 15 décembre 1898, contient l’eau-forte Squelettes voulant se chauffer (1895).
Finalement, tous les articles sont rassemblés dans le numéro spécial publié début 1899. Or, la publication n’est pas au goût de Demolder. Bien au contraire. L’écrivain reproche à Ensor d’avoir envoyé trop d’estampes (caricaturales) et trop peu de tableaux. Une correspondance abondante et touffue se tient entre Demolder et Ensor en vue de l’exposition. Entre les 10 et 15 décembre 1898, Demolder fait savoir à Ensor:
J’ai vu, chez un libraire, à Paris, les fascicules, sauf le dernier. Mon opinion franche? Il est profondément regrettable qu’il n’y ait pas de peinture reproduite dans la Plume. Je te l’ai dit depuis le commencement de l’entreprise. […] Tu as fait reproduire quelques-unes de tes meilleures choses et tu n’as pas laissé de côté une seule des mauvaises. Tu avais une occasion exceptionnelle, fournie par moi, arrangée par moi, de te faire valoir superbement à Paris. La vue des fascicules m’a navré! Je n’irai pas voir l’exposition. Cela me ferait de la peine en songeant à tout ce qui lui manque. Tu n’as pas voulu me dire ce que tu allais envoyer. Sans doute, j’étais aussi, à tes yeux, un de ces écrivains égoïstes qui ne cherchent qu’à se faire valoir, alors qu’ils ne devraient avoir qu’une mission au monde, c’est de faire valoir James Ensor. Certainement, c’est la dernière fois que je dérange un littérateur pour un peintre. Merde! Ils s’imaginent, les vitriers, que la littérature n’est faite que pour faire valoir leurs produits!
La réception de l’œuvre d’Ensor par la critique parisienne est en effet mitigée. Dans le numéro de février 1899 de La Vogue, Gustave Coquiot consacre un article approfondi à l’œuvre gravé d’Ensor:
Dans la très curieuse exposition organisée par M. Léon Deschamps, nous vîmes enfin un Ensor qu’amusaient les jeux de massacres des foires, les pantins et les guignols populaires. J’avoue ne pas comprendre encore aujourd’hui les mines dégoûtées qu’eurent alors certaines gens devant ces choses. C’est peut-être excessif, comme ils disent; mais c’est pour moi excessivement amusant.
Quant à Thadée Natanson, il eut souhaité un choix plus varié. Il écrit dans La Revue blanche:
Il est à souhaiter qu’une exposition plus complète qui comprenne plus d’œuvres et de tableaux -on en a pu voir à Bruxelles autrefois aux Vingt qui étaient fort significatifs- nous fournisse le plus tôt possible l’occasion de nous arrêter plus longuement, autant qu’il le mérite, à considérer un artiste dont l’œuvre est à coup sûr curieux et intéressant.
Désabusé, Demolder écrit à Ensor dès le 26 décembre 1898:
Voici le résumé des avis, sur tes fascicules. Admiration pour la
Cathédrale, la Mort du théologien, quelques croquis, les paysages. Les caricatures ne sont pas appréciées du tout. On les trouve puériles et communes. Une ou deux auraient suffi. Les bons morceaux ne sont pas en nombre suffisant. En résumé, on croit que cela n’aura aucun retentissement. Ah! si tu m’avais envoyé la liste des choses à reproduire. Je sais ce qu’il faut à Paris! Et tes peintures! Si elles étaient là! Mais il est trop tard! Et c’est irrémédiable.
Dans sa lettre du début de l’année 1899, Demolder annonce à Ensor:
Il m’est difficile d’aller voir ton exposition à cause de mes relations avec l’immonde Deschamps. J’irai peut-être tout de même! En tout cas, dans mes lettres, je te parlais des fascicules et du défaut de peinture dans l’exposition. Je ne sais comment cela est et on ne m’en a pas parlé. Le salon de la Plume (salon des Cent) n’est pas très fréquenté. Deschamps l’a gâté avec son intolérable mauvais goût. Cependant il est utile d’avoir exposé dans une salle (n’importe laquelle) à Paris, pour commencer. Le nom est connu. Après, pour les peintures, j’essayerai chez Durand-Ruel. Tu vois que je ne te lâche pas. Ce serait pour octobre prochain. Mais n’en dis rien à personne.
L’organisation de l’exposition a été ardue et la demande des nombreux articles ne fut pas une mince affaire. L’exposition laissera un arrière-goût amer chez le peintre. Demolder, lui, se sentira désabusé par l’entreprise. Quant à l’exposition chez Durand-Ruel, elle n’aura jamais lieu. Ce n’est qu’en juin 1926 que le peintre ostendais sera à nouveau invité à exposer à Paris, à la galerie Barbazanges.